Un texte sur le Paysage de la catastrophe de Philippe Boisnard
¨Six ans après Fukushima, comme une brève qui se fait absorber par le flux ininterrompu de l’amnésie des informations rafraichies en temps réel, nous apprenons que la contamination de Fukushima se poursuit, que des taux inédits de radiation ont été observés. TEPCO envoie un robot pour mesurer celles-ci. Cette news qui apparaît, est très rapidement recouverte par de nouvelles du monde, qui non pas se juxtaposent, mais se succèdent et se recouvrent. Le présent médiatique n’est pas une horizontalité d’informations, mais une fosse à bitume, où chaque instant est recouvert par un autre, au point que l’information s’annule dans son flux. La mémoire informationnelle, certes est stockée, mais sa réalité au niveau de la conscience humaine ne serait que de mémoire vive, tout le stockage étant absent de celle-ci.
La logique journalistique est subordonnée à l’exercice immanent du prompteur de données. Les informations se déversent, mais elles n’ont plus de qualité intentionnelle, elles ne sont plus que des data qui s’accumulent dans des centres de données.
Elles ne valent que si elles sont d’actualité pour la conscience humaine, à savoir concernent certaines conditions immanentes de l’existence : élections, faits divers, maladie, etc…
Elles n’enveloppent pas la dimension temporelle de l’intention et de leur intensité. Fukushima, comme Tchernobyl ne sont pas des informations à considérer comme les autres : ces accidents impliquent la question même de notre humanité, de sa capacité à être au monde, à habiter.
En son temps Kubrick avait bien posé cela avec Docteur Strange Love : la fin de l’humanité est posée dans la futurologie du nucléaire, l’humanité s’auto-détruisant. La sixième extinction était là prophétisée fictionnellement.
La question nucléaire n’est pas à mettre à la hauteur d’un détournement de fonds public, ou bien à la hauteur d’une élection, ou d’une grève, car ces affaires ou événements pour important qu’ils puissent être, constituent le possible de la dimension anthroplogique. La question nucléaire et ce qu’elle implique, n’est pas seulement une partie du possible humain, mais en marque aussi le périmètre, à savoir peut amener le possible impossible de note humanité tel que Heidegger l’avait analysé. Or, transformer ces événements en simple information qui se succèdent dans le flux des prompteurs web, ou des news des chaînes d’information, c’est leur retirer leur nature, pour les poser dans une définition neutre et simplement quantitative.
Cette manière de considérer les faits comme des « news », à savoir comme des informations décontextualisées de leur réseaux de causalité et de la nature de leur intensité pour l’humanité, amène à agencer tout contenu selon la logique d’accumulation et de stockage rationnel. Chronologie de points, d’où nul sens ne parvient à tisser son fil, sa ligne, sa nature.
Paysage de la catastrophe est une oeuvre que j’ai réalisée avec Jacques Urbanska et Philippe Franck pour questionner cette réalité de la catastrophe de Fukushima.
Paysage de la catastrophe est une oeuvre où il ne reste plus qu’une étendue sans limite faite de textes. Ce paysage varie à l’infini, il est quasi lunaire, il est décharné. L’espace est un territoire vidé de toute vie.
Le texte qui produit le paysage est issu tout à la fois des archives de toutes les news twittées depuis mars 2011 et d’autre part du flux temps réel twitter mis en place par Jacques Urbanska : @Fukushima_actu / https://twitter.com/fukushima_actu
Ce paysage est vide, vide de toute humanité. Le mouvement qui a lieu dedans n’est pas choisi par des hommes, mais produit selon un algorithme de déplacement. C’est un paysage qui ne cesse de naître et renaitre dans une absence d’humanité. Car celle-ci a disparu. Les reliefs, les monts, les creux et les plaines sont le résultat d’une intelligence artificielle qui analyse la banque de données des énoncés, pour créer des courbes, des matrices de spatialisation.
Le regard qui explore ce paysage est celui de l’oeil algorithmique. Et ceci au sens de ce que posait au début des années 1920 Vertov, parlant de l’oeil de la caméra.
Cette oeuvre pose la question non seulement futurologique de notre place ou de notre absence, mais en plus du présent de notre conscience face à cet événement :
Fukushima ne cesse de se produire, ne cesse de nous questionner et à la fois, il semblerait que cela soit seulement un flux d’information qui s’accumule sans que nous en comprenions l’urgence comme si nous étions anesthésiés, aveugle face à ce qui se produit là.
S’il est un domaine où l’intentionnalité futurologique est à l’oeuvre ce sont les arts technologiques. Production du présent ouvrant à la prise de conscience de futurs probables. Bien évidement poser cela ne signifie pas que tous les arts technologiques sont des ouvertures futurologiques, loin de là : au sens où beaucoup ne sont que des mises en oeuvre esthétique plus ou moins problématisées.
Cette question de la futurologie échappe en grande partie aussi bien à l’art numérique qu’à l’art post internet pour reprendre les distinctions actuelles. Mais il est évident que certains créateurs ouvrent ces questions avec une plus ou moins grande acuité. Beaucoup tombent dans la dénonciation d’un présent à partir duquel ils projettent un futur idéologique. Peu, réfléchissent à partir du possible pour saisir ce présent.
La question futurologique n’est pas la question de la représentation du futur, mais la mise en oeuvre d’une intentionalité qui pose la question du devenir aussi bien technologique que de l’homme dans son rapport à la technologie. Cette intentionalité futurologique, est ainsi en oeuvre chez les futuristes italiens ou encore chez les kinoks russes, apparaissant magistralement chez Vertov avec l’autonomisation et la production du réel par l’oeil de la caméra.
Paysage de la catastrophe se pose ici : il ne s’agit pas de donner une vision du futur (paysage décharné, celui d’une solitude sans vie). Mais de réfléchir en quel sens le donné immédiat peut être compris à partir d’un possible, ces devenirs.
Ici le flux d’actualité produit seulement par un algorithme qui recompose, réécrit sans cesse un récit (celui de Fukushima) sans qu’il n’y ait d’intentionnalité humaine à sa source ou bien à sa réception. Paysage de la catastrophe est indifférent à l’humanité. Il est une écriture post-historique d’un événement. Cette oeuvre postule fictionnellement qu’après l’homme, il y ait une production d’archives, une actualisation des informations, sans attente. sans conscience.
Cette oeuvre fait comme si (c’est donc une fiction spéculative) l’homme avait disparu, et qu’une intelligence artificielle produisait ce flux sans rapport à l’homme. Cette oeuvre fait comme si, la sixième extinction annoncée au XXIème siècle avait eu lieu, et que des serveurs continuaient à produire un flux d’informations sans besoin de regard extérieur.
La froideur de ce paysage est ainsi voulu : sa désolation est celle de la disparition de nos affects au profit de notre indifférence.
Ce paysage post-historique questionne notre inconscience face à ce qui se passe, à notre aveuglement du sens face aux données qui sont déversées. Le paysage de la catastrophe est notre regard qui ne tisse plus les liens. Qui se vide au fur et à mesure qu’on l’emplit.¨
Paysage de la catastrophe (fukushima.today), oeuvre de Philippe Boisnard, Jacques Urbanska et Philippe Franck a été présenté à Ars Musica 2016 (Halles de Schaerbeck – Bruxelles)
Documentation sur l’oeuvre :

Point Infos
L’equivalence des catastrophes (Apres Fukushima) par le philosophe Jean-Luc Nancy
Appel international : Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima : des crimes contre l’humanité
Quelle philosophie est possible apres Fukushima ?
Un crime legal par le philosophe Kenichi Mishima
L’art dans le vide de Fukushima
Fukushima, l’avis d’artistes
Presse, extraits 2017
Japan Times
Washigton Post
Le Monde
Liberation